Mieux décider en conscience, en conséquence, et en bonne intelligence

Mieux décider en conscience, en conséquence, et en bonne intelligence

Mieux décider en conscience, en conséquence, et en bonne intelligence 1920 1281 Centre de recherche sur le Congo-Kinshasa

Par Esimba Ifonge | Télécharger la version PDF

Les défis dans la plupart des pays africains sont non seulement multiples mais tout autant cruciaux: appétit des grandes puissances et multinationales pour les matières premières stratégiques sur les sols africains, défis du changement climatique et de la transition verte, jeunesse de plus en plus formée mais toujours au chômage, désirs de souveraineté et de renaissance panafricaine. Ces situations imposent aux États et aux citoyens de trancher, de faire des choix, bref de décider du chemin à prendre, en permanence. Or, décider devient de plus en plus ardu. Nombreux sont les leaders politiques et économiques, tout comme les acteurs de la société civile, qui semblent frappés d’une forme de paralysie. Comment expliquer ce paradoxe ?

Il faut aller au cœur du problème pour répondre à cela. Nous devons identifier les forces qui entravent notre capacité à décider, donc à agir. Nous devons chercher à répondre à quelques questions fondamentales : Pourquoi est-il si difficile de décider ? Qu’est-ce qu’une bonne décision exige réellement de nous ? Et surtout, est-ce que nous pouvons dissocier la bonne décision du bon résultat ?

Pourquoi décider est difficile

Décider, c’est choisir ; décider, c’est aussi renoncer. Dans tous les cas, la décision ne se produit pas dans un vacuum. Aujourd’hui, notamment du fait du développement des technologies de l’information et de la communication, des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle, la prise de décision est confrontée à toutes sortes d’influences personnelles, externes, sociales, culturelles, politiques, historiques, etc. C’est ce qui fait que décider devient de plus en plus difficile.

Plus précisément, cette difficulté de décider est le produit d’un double assaut, à la fois externe et interne. L’État et l’individu sont ainsi la cible de forces systémiques qui sapent leur souveraineté et fragilisent leurs capacités à agir à la source.

Une double extraction

La souveraineté de l’État africain est constamment mise à l’épreuve. On la déstabilise, on l’exploite, on le fragilise. Un pays comme la République Démocratique du Congo (RDC) illustre parfaitement ce processus délibéré. S’inspirant des travaux de l’économiste américain Edward S. Herman, qui a défini l’Etat raté comme « un Etat qui, après avoir été écrasé militairement ou rendu ingérable au moyen d’une déstabilisation économique et du chaos qui en résulte, a presque définitivement perdu la capacité (ou de droit) de se reconstruire et de répondre aux attentes légitimes de ses citoyens », l’analyste politique congolais Jean-Pierre Mbelu, dans son livre « La Fabrique d’un Etat raté » explique comment la RDC est le résultat d’un processus qui affaiblit délibérément la gouvernance et la cohésion sociale. Et cela dans le but de fragmenter le pays pour mieux en piller les vastes ressources de ses sols et sous-sols (Coltan, Cuivre, Cobalt, Lithium, Or, etc.).

Le livre Cobalt Red du britannique Siddharth Kara lève le voile sur cette réalité. Des millions de personnes, y compris des enfants, travaillent dans des conditions proches de l’esclavage pour fournir du cobalt à l’industrie technologique mondiale. Ce système de domination est bien huilé. Le néocolonialisme, d’abord, exerce une influence indirecte, par des moyens financiers et économiques. Le franc CFA, géré par la France, en est une illustration concrète. Les richesses des pays qui l’utilisent s’en vont vers la métropole. Les politiques néolibérales, promues par le FMI et la Banque mondiale, imposent l’austérité et la privatisation, favorisant les grandes entreprises au détriment du bien commun.

Aujourd’hui, cependant, la domination semble être en voie de mutation. Elle est devenue technoféodalisme, selon l’économiste grec Yanis Varoufakis. Dans son livre « Les nouveaux serfs de l’économie », l’ancien ministre de l’économie de la Grèce, nous explique que nous sommes sortis du capitalisme traditionnel, où le profit venait de la production. Et nous sommes entrés dans un nouveau système où les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) agissent comme de nouveaux seigneurs féodaux dont la puissance et le pouvoir reponsent sur la « rente algorithmique » qu’ils extraient des données comportementales.
Au final, l’État africain est menacé par une double extraction : matérielle (matières premières) et dématérialisée (données). Voilà comment la capacité à prendre des décisions souveraines est entravée.

La bataille des esprits et des récits
Au-delà des forces structurelles qui minent la souveraineté de l’État, la crise de la décision est également alimentée par une fragmentation interne de l’espace social et psychique.

La prise de décision est un acte collectif qui présuppose une capacité à s’accorder sur une réalité commune. Cependant, cette capacité est érodée par une nouvelle forme de pouvoir que le philosophe sud-coréen Byung Chul Han a nommé la « psychopolitique ». Pour faire bref, la psychopolitique est système de contrôle social qui repose sur l’imposition de normes et de récits qui forcent les individus à se conformer à des modèles de comportement. C’est-à-dire que l’individu est dissous dans une population gérée, et son parler spontané est de plus en plus remplacé par un langage mécanique, de robot, on va dire, qui sert l’ordre établi.

Cette aliénation profonde se manifeste, ou se traduit, par une corruption morale et éthique des acteurs politiques et sociaux. Elle s’accompagne également d’un rejet des modes de gouvernance traditionnels qui valorisaient la délibération communautaire et la responsabilité collective.

Cela a des sérieuses conséquences parce que la perte de la dignité de penser et le renoncement aux valeurs traditionnelles rendent les débats publics superficiels. L’espace public, qui devrait être un lieu de dialogue et de délibération, est trop souvent transformé en un spectacle.

Dans des contextes européanisés, pour ne pas dire occidentalisés, qui facilitent l’imposture et le faux, la politique n’est plus l’art de changer le monde tel qu’il existe, mais d’affecter la manière dont il est perçu. La narration, ou le « storytelling », devient alors un outil pour formater les esprits, remplaçant la vérité par une fiction mise en scène. Les ruses et mensonges s’affirment comme des modes opératoires qui divisent la population et justifient les interventions extérieures. Tout cela sape la capacité des individus et des collectifs à s’accorder sur une réalité commune, ce qui rend toute prise de décision cohérente et souveraine quasi impossible.

Dans cette perspective, la crise de la décision en Afrique s’avère être une conséquence directe de la déconnexion entre « le politique » (la définition du nous et du vivre-ensemble) et « la politique » (les jeux de pouvoir et la quête d’efficacité). L’État, miné par des forces de prédation, ne peut plus servir de cadre pour un agir ensemble, tandis que la psyché de l’individu, colonisée par les récits et les normes, ne peut plus être le moteur d’une action libre et collective. Il faut donc se libérer de ce double étau.

Ce que la (bonne) décision exige et implique

Si le diagnostic de la crise de la décision révèle un environnement hostile et une conscience fragmentée, la solution ne peut être trouvée que dans une démarche de refondation et de réinvention. Une bonne décision exige des conditions préalables d’ordre éthique et culturel, et implique la construction de nouveaux modèles de gouvernance. Il s’agit d’un pari sur l’avenir, qui commence par une restauration intérieure.

Une insurrection des consciences
Une bonne décision n’émerge pas du néant. Elle est le fruit d’une conscience libérée. Avant de « faire », il faut d’abord « être ». Le premier pas est de se doter d’une boussole interne : la « dignité de penser » pour reprendre le titre du livre du psychanalyste français Roland Gori. Cette dignité est un acte de résistance face aux discours dominants. Elle consiste à refuser la servitude volontaire et à faire de la pensée un « geste créateur ». Pour permettre à l’individu de redevenir le sujet de sa propre vie.

Cette démarche trouve un écho chez Frantz Fanon d’ailleurs. Le psychiatre qu’il était a montré l’aliénation psychologique générée par le système colonial. La décolonisation de l’esprit est un combat psychologique. Pour lui, la vraie désaliénation ne s’accomplit qu’avec une prise de conscience abrupte des réalités économiques et sociales. C’est le combat pour « débarrasser le colonisé de son complexe d’infériorité ».

La décision ne peut se prendre dans l’amnésie. Elle exige une réappropriation de l’histoire. L’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo a mené ce combat pour réfuter le mythe d’une Afrique « sans histoire ». Il a insisté sur la valeur scientifique des traditions orales. Son but était que l’Afrique se « reconstruise » et « reconstitu[e] son identité » pour bâtir son avenir. Cheikh Anta Diop a postulé l’origine égyptienne de la civilisation noire, offrant une « unité culturelle ». Cette réappropriation est un acte politique qui permet de se libérer du poison culturel savamment inoculé par le discours colonial.

Le pouvoir d’agir ensemble
Une fois l’esprit libéré, il faut réinventer la gouvernance. Il faut se libérer des modèles importés pour un développement endogène. Une « bonne décision » s’ancre dans le champ du politique, c’est-à-dire la sphère des principes et du « vivre ensemble ». Une décision est bonne si elle sert le bien commun, les valeurs partagées et les principes fondamentaux.

Le concept de « tradicratie » de Jean-Pierre Mbelu nous invite à aller dans ce sens. La Tradicratie est une synthèse des principes traditionnels africains (parole partagée, décentralisation) avec les idéaux démocratiques modernes. Ce modèle renverse la pyramide hiérarchique en plaçant le pouvoir au niveau du peuple. Il s’inspire de la « palabre », un espace de « parole partagée » où le consensus prévaut sur la domination. Ce modèle s’oppose aux « solutions top-down » imposées de l’extérieur. Une bonne décision est, ainsi, celle qui émerge d’un processus participatif et inclusif.

La refondation et la réinvention de l’Afrique, que nous voulons, ne peuvent se faire sans ses forces vives : La jeunesse et les femmes, en particulier. La jeunesse, éduquée mais au chômage, est censée être le relais pour le futur. Les femmes sont les « leviers les plus efficaces » pour une transformation positive. Elles sont le cœur de l’économie locale.
L’implication de ces acteurs est cruciale. Elle permet de construire des communs et des contrepouvoirs citoyens, qui représentent une alternative aux modèles extractifs et aux monopoles technologiques dominants. Une bonne décision est donc celle qui renforce l’autonomie et les capacités des citoyens, et qui soutient l’émergence de contrepoids citoyens. Ce qui pourrait sembler « ancien » (la palabre, le panafricanisme) est en réalité la solution la plus moderne et la plus résiliente face à la complexité des défis contemporains.

La bonne décision comme acte de dignité

La gestion moderne de la chose publique est obnubilée par la performance. Cette logique de l’efficacité est un piège qui ignore la complexité humaine. Elle réduit la valeur d’une action à des calculs et des métriques qui ne rendent pas compte du réel. Dans cette culture du chiffre et de la performance, la politique ne peut que se transformer en spectacle.

Voilà pourquoi une bonne décision doit être déconnectée de l’obsession du bon résultat. Elle doit être jugée non pas à l’aune de ses retombées économiques immédiates, mais à sa capacité à renforcer le politique, la dignité et la liberté partagée. La bonne décision est une action qui ne se mesure pas à sa performance, mais à sa capacité à refuser l’asservissement et à défendre l’autonomie. En ce sens, elle est acte de dignité.

Dans cette perspective, le bon résultat d’une telle décision ne peut être limité à des chiffres de performance, ni à des indicateurs d’efficacité. Le bon résultat devient un processus qui fait des expériences une ressource et non un fardeau. En d’autres termes, le bon résultat est le devoir-être qui transcende le simple avoir.

Séparer la bonne décision du bon résultat est un impératif moral. Le bien-fondé d’une décision ne se mesure pas à ses retombées économiques immédiates, mais à sa capacité à renforcer les principes du vivre-ensemble. L’échec des solutions « top-down » et la domination du « storytelling » sont les symptômes d’une politique déconnectée du politique.
Finalement, la bonne décision est une fin en soi, car elle crée du lien social et renforce l’espace public.

Pour une décision éclairée

Pour surmonter ces obstacles, les leaders africains doivent embrasser une approche éthique et holistique de la décision.

Pour décider, en conscience, en conséquence et en bonne intelligence, il faut embrasser une approche éthique et holistique de la décision, qui reposerait sur 3 piliers. Tout d’abord, il faut pouvoir se libérer d’une conscience aliénée. Voilà pourquoi je fais référence constamment à l’insurrection des consciences : Parce que, remettre en question les récits établis et reconquérir notre autonomie intellectuelle, passe par cette insurrection des consciences. Ensuite, nous devons démanteler les structures de domination qui régissent nos réalités et refonder nos relations sur des modèles endogènes, reposant sur l’unité, la solidarité et la participation, pour empêcher la concentration du pouvoir et assurer une répartition plus équitable des responsabilités. Aujourd’hui, nous devons, en plus, construire une souveraineté qui ne soit pas seulement politique, mais aussi psychique et numérique. Enfin, nous devons travailler au panafricanisme des peuples. Kwame Nkrumah l’a dit : L’Afrique doit s’unir. C’est souvent pris comme un slogan, mais c’est impératif, une nécessité stratégique pour renverser des rapports de force déséquilibrés.

Pour toutes ces raisons, face aux paradoxes d’une Afrique riche mais entravée et appauvrie, la décision doit être considérée comme un art politique exigeant une profonde éthique, une conscience historique et un engagement collectif. Que nous soyons des simples citoyens ou décideurs politiques ou économiques, nous devons rejeter les faux-semblants et cultiver une pensée critique. C’est à ce prix que l’Afrique pourra non seulement se dégager de ses dépendances et de la « sorcellerie capitaliste », mais aussi réinventer son propre avenir. Il est temps de décider avec audace et lucidité.

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