IA en Afrique : Réguler pour s’imposer, et non subir la servitude numérique

IA en Afrique : Réguler pour s’imposer, et non subir la servitude numérique

IA en Afrique : Réguler pour s’imposer, et non subir la servitude numérique 1920 1080 Centre de recherche sur le Congo-Kinshasa

Par Esimba Ifonge | Télécharger la version PDF

L’appel du Parlement panafricain à une gouvernance éthique de l’intelligence artificielle (IA) est bien plus qu’une simple question technique ; c’est un carrefour historique pour l’Afrique. Pour les leaders, innovateurs et citoyens du continent, la question n’est pas de savoir si nous devons adopter l’IA, mais comment nous allons la maîtriser pour servir un projet de souveraineté et de renaissance. Décryptons les enjeux de la déclaration de Lusaka pour esquisser un cadre d’action pour que l’Afrique passe du statut d’objet de la mondialisation numérique à celui de sujet de son propre destin.

Un réveil continental face à l’inévitable

Dans un article intitulé «L’IA sous surveillance : le Parlement panafricain réclame une gouvernance éthique » , la plateforme d’information Afrique IT News rapporte une prise de conscience salutaire au plus haut niveau institutionnel africain : le Parlement Panafricain (PAP) s’est saisi de l’enjeu de l’intelligence artificielle. Les faits sont clairs : les parlementaires ont exprimé leurs vives inquiétudes face aux risques d’une adoption non maîtrisée de l’IA. Les préoccupations sont multiples et légitimes : destruction d’emplois, amplification des biais discriminatoires, menaces sur la vie privée et les droits humains, et risques sécuritaires.

En réponse, le PAP ne prône pas le rejet, mais l’action : l’élaboration urgente d’un cadre juridique et éthique commun à l’échelle du continent. L’objectif affiché est de garantir que le déploiement de l’IA soit « centré sur l’humain » et aligné sur les intérêts des populations africaines.

Cette initiative, bien que tardive au regard de la vitesse de la course technologique mondiale, constitue un signal politique essentiel : l’Afrique refuse de subir passivement la quatrième révolution industrielle. Elle entend en définir les règles sur son propre sol.

Au-delà du code, la question du pouvoir

Analyser cet appel sous le seul angle de la conformité réglementaire ou de la protection des données serait une erreur stratégique. Les enjeux sont bien plus profonds et touchent aux fondements mêmes de la souveraineté, de l’identité et du développement futur du continent.

La nouvelle ruée vers l’Afrique ne se fait plus seulement pour ses minerais, mais également pour ses données. Les données sont le pétrole de l’IA. Sans un cadre juridique clair qui affirme la propriété et le contrôle africains sur ces données, le continent risque de devenir une simple carrière numérique. Les algorithmes, conçus et contrôlés depuis la Silicon Valley ou Shenzhen, dicteront nos économies, nos politiques et même nos perceptions sociales. C’est la recette parfaite pour la fabrication d’une nouvelle forme de dépendance, un « État raté » numérique où les infrastructures cognitives sont contrôlées de l’extérieur.

L’IA est le principal champ de bataille de la rivalité entre les puissances mondiales. Les « Big Tech » ne sont plus de simples entreprises ; elles sont devenues des « Big States », des entités géopolitiques agissant en symbiose avec leurs gouvernements d’origine. En l’absence d’une position africaine unifiée et forte, le continent deviendra un simple terrain de jeu pour ces blocs, qui y déploieront leurs technologies pour étendre leur influence, selon leurs propres normes et intérêts. Une approche fragmentée, pays par pays, ne ferait qu’exacerber la compétition entre États africains et faciliterait une stratégie de « diviser pour régner » par les géants de la tech.

Une intelligence artificielle est le reflet des valeurs et des biais de ses créateurs. Des systèmes d’IA entraînés sur des données majoritairement occidentales ou asiatiques ne feront qu’importer et renforcer des visions du monde étrangères en Afrique. C’est une menace directe à la « bataille des idées ». Cela peut conduire à un nouveau « viol de l’imaginaire », où les solutions à nos problèmes, les critères de réussite et les modèles de société nous sont suggérés, voire imposés, par des boîtes noires algorithmiques. Définir une IA « éthique », pour l’Afrique, c’est s’assurer qu’elle intègre des principes comme l’Ubuntu, la solidarité communautaire et la justice sociale, au lieu de se contenter d’optimiser l’efficacité et le profit.

Une condition de survie stratégique

La sonnette d’alarme tirée par le PAP révèle plusieurs impératifs stratégiques pour les leaders africains.

L’Afrique ne peut plus se permettre d’être en réaction. Dans le domaine technologique, attendre de voir les effets négatifs pour légiférer, c’est accepter d’avoir déjà perdu. Il faut agir en amont, définir une vision et imposer nos conditions d’entrée sur notre propre marché. Oui, il y a une urgence à être proactifs !

Par ailleurs, la force de l’Afrique réside dans son unité. Seule une approche panafricaine coordonnée peut donner au continent le poids nécessaire pour négocier d’égal à égal avec les géants de la technologie et les puissances mondiales. Le cadre commun appelé de ses vœux par le PAP n’est pas une option, c’est une condition de survie stratégique.

Le combat ne doit pas être mené uniquement par les politiques. Il doit impliquer une mobilisation générale des intelligences africaines : universités, centres de recherche, entrepreneurs, société civile. L’Afrique doit investir massivement pour non seulement utiliser l’IA, mais aussi la créer. C’est en produisant notre propre savoir, nos propres algorithmes et nos propres solutions que nous reconquerrons notre autonomie intellectuelle.

De la déclaration d’intention à l’action concrète

Pour passer de la déclaration d’intention à l’action concrète, les décideurs africains peuvent s’articuler autour de trois axes stratégiques :

Axe 1 : Bâtir l’architecture de la gouvernance.
*Créer une Agence Panafricaine de l’Intelligence Artificielle (APIA) : Au-delà de l’Agenda de la transformation numérique de l’Afrique (2020-2030), l’Union Africaine pourrait travailler à la création d’une agence qui serait chargée de proposer le cadre réglementaire commun, de certifier les systèmes d’IA autorisés à opérer sur le continent, et de mutualiser les expertises.
*Imposer la souveraineté des données : Toute législation doit inscrire dans le marbre le principe que les données des citoyens et des entreprises africaines générées en Afrique doivent être, par défaut, hébergées et traitées sur le continent.
*Exiger la transparence algorithmique : Pour les systèmes d’IA ayant un impact significatif (justice, sécurité, santé, recrutement), les entreprises doivent être tenues de fournir des audits indépendants sur leurs algorithmes pour détecter et corriger les biais.

Axe 2 : Construire l’écosystème de la production.
*Lancer un « Plan IA pour l’Afrique » : Orienter les fonds de développement et les investissements publics vers la formation massive de talents africains (ingénieurs, data scientists, éthiciens de l’IA).
*Créer des « communs numériques » africains : Financer la constitution de larges bases de données africaines (linguistiques, agronomiques, médicales) de haute qualité pour entraîner des modèles d’IA adaptés à nos réalités.
*Utiliser le levier de la commande publique : Privilégier systématiquement les solutions d’IA développées par des startups et entreprises africaines dans les marchés publics.

Axe 3 : Ancrer l’IA dans la société.
*Promouvoir l’éducation numérique et critique : Lancer des campagnes de sensibilisation à grande échelle pour que les citoyens comprennent les enjeux de l’IA et deviennent des acteurs exigeants de sa gouvernance.
*Soutenir les « collectifs citoyens » de surveillance : Encourager la création d’observatoires et d’ONG spécialisées dans le suivi de l’impact de l’IA, agissant comme des contre-pouvoirs indépendants.

Le choix de la refondation

L’intelligence artificielle n’est ni bonne ni mauvaise ; elle est un amplificateur de l’intention qui la guide. Pour l’Afrique, elle représente à la fois le risque d’une servitude numérique sans précédent et l’opportunité historique d’accélérer sa renaissance. En choisissant de réguler l’IA de manière claire, éthique et souveraine, le continent ne se protège pas seulement de menaces futures ; il se donne les moyens de réinventer sa gouvernance, de transformer son économie et de renforcer sa place dans le monde. C’est un acte de refondation. Le moment est venu de choisir de ne plus être la question, mais de devenir la réponse.

Centre de Recherche sur le Congo-Kinshasa

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