Par Esimba Ifonge
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Imaginez que du jour au lendemain, vos outils numériques essentiels (messagerie, logiciels, stockage de données) cessent de fonctionner, sur décision d’un Etat étranger. C’est un scénario pour lequel il faut déjà apporter des réponses possibles. Parce que la guerre économique que se livrent les Occidentaux et les BRICS ne se joue plus seulement avec des tarifs douaniers ou des sanctions financières. Cette guerre se fait aussi avec des lignes de code et des licences de logiciels.
Le mythe de la technologie apolitique
Prenons un cas récent qui devrait faire office de « mini-test » pour tous les dirigeants africains. Nayara Energy, un géant indien du raffinage de pétrole, s’est vu notifier par Microsoft la fin de son contrat de services, incluant le très banal Microsoft 365. La raison ? Nayara est soutenue par des entités russes, et Microsoft se conforme aux sanctions décrétées par l’Union Européenne.
Comme le rapporte Reuters, Nayara se démène pour migrer en urgence vers une solution locale. Un ancien officier de l’armée indienne, cité par l’Economic Times, a qualifié l’incident de « sonnette d’alarme », dénonçant la « dépendance totale de l’Inde envers les systèmes d’exploitation étrangers ». Imaginez un instant que la même chose arrive à un ministère de la Défense, à une banque centrale ou à une compagnie nationale d’électricité sur le continent africain. L’écran noir. Le chaos.
Cet événement expose un mythe que les experts en « développement » et les apôtres de la mondialisation nous vendent depuis des décennies : celui d’un monde technologique plat, ouvert et neutre. La réalité est tout autre. Les géants de la tech (Big Tech) ne sont pas simplement des entreprises multinationales flottant dans un cyberespace sans frontières. IIs peuvent être aussi des instruments de pouvoir de leurs États d’origine (Big State).
Le « cloud » n’est pas dans les nuages. Il est localisé dans des serveurs bien réels, sous des juridictions bien précises. En l’occurrence, la dépendance à des écosystèmes technologiques comme ceux de Microsoft, Google ou Amazon n’est rien d’autre qu’une forme moderne de vassalité. C’est la version 2.0 de la « fabrique de l’État raté » : plus besoin d’envoyer des mercenaires pour déstabiliser un pays, il suffit de lui couper l’accès à ses propres données et à ses outils de communication et de gestion. C’est une forme de néocolonialisme numérique où le « service » peut être révoqué à tout moment, non pas pour une facture impayée, mais pour un désalignement géopolitique.
La souveraineté en mode « abonnement »
Nous voilà donc arrivés à l’ère de la souveraineté par abonnement, avec des clauses de résiliation unilatérales basées sur les humeurs de la politique étrangère américaine. Pour les pays africains, la leçon est aussi brutale que limpide. Prôner l’émergence économique tout en confiant l’intégralité de son infrastructure numérique (gouvernementale, économique, sécuritaire) à des acteurs étrangers alignés sur un des blocs relève, au mieux, de la naïveté, au pire, de la « trahison des élites ».
Le verdict est sans appel : la dépendance numérique est une vulnérabilité stratégique majeure. Elle annule de facto toute prétention à l’indépendance politique et à l’autodétermination. Chaque contrat signé avec une Big Tech étrangère pour des services critiques est un peu de souveraineté qui s’évapore.
Alors, que faire ? Attendre passivement que nos nations soient « débranchées » au gré des tensions entre Washington, Moscou et Pékin ? La seule réponse viable réside dans une « insurrection des consciences » menant à la reconquête de notre souveraineté technologique.
Cela implique :
-Investir massivement dans des alternatives locales et panafricaines (systèmes d’exploitation, suites bureautiques, services cloud).
-Former une jeunesse capable de bâtir et de maintenir ces écosystèmes.
-Adopter des politiques publiques favorisant les logiciels libres (open source) et les solutions souveraines pour les administrations et les secteurs stratégiques.
Il est difficile de bâtir l’avenir quand quelqu’un d’autre peut, à des milliers de kilomètres, éteindre la lumière d’un simple clic.